L’implication poétique
 
 
Morrison use en virtuose de ces ressources du langage, en particulier pour instaurer une relation directe et personnelle avec le lecteur, lequel ne peut jamais se comporter en simple "spectateur" du poème. Dans un texte du recueil Wilderness, dont le premier vers est What are you doing here ? ("Qu'est-ce que tu fais là ?"), le lecteur est immédiatement invectivé, presque agressé. Un peu plus loin, Morrison écrit ces phrases : "I know what you want./You want ecstasy/Desire & dreams./Things not exactly what they seem." ("Je sais ce que tu veux./Tu veux de l'extase/Du désir & des rêves./Des apparences trompeuses"). En dénonçant ces aspirations (dans lesquelles effectivement chaque lecteur peut se reconnaître), Morrison les désamorce et en même temps élabore une atmosphère assez inquiétante, où le lecteur se trouve confronté à un texte qui semble le connaître intimement, et même qui le révèle à ses propres yeux.
 
Dans d'autres cas, l'implication du lecteur s'effectue de manière indirecte. Ainsi, toujours dans Wilderness, Morrison écrit : "No one thought up being;/he who thinks he has/Step forward" ("Nul n'a pensé l'être;/que celui qui le croit/S'avance"). Le lecteur n'est pas directement pris à partie, mais c'est son immobilité même qui l'implique dans le texte et en fait, en quelque sorte, la victime.
 
Morrison parvient, à l'occasion, à impliquer le lecteur. Ainsi, dans le poème sans titre dont le premier vers est Favorite corners (dans le recueil Wilderness), on trouve le vers suivant : "Those lean sweet desperate hours" ("Ces heures maigres douces désespérées" - sous-entendu : "tu vois de quoi je parle, n'est-ce pas ?").
 
Lire Morrison exige donc une adhésion intense. Le lecteur superficiel qui chercherait seulement à parcourir une bonne histoire ne comprendrait la poésie de Morrison. Plus précisément, Morrison tente beaucoup moins de narrer une série d'événements que de rendre une atmosphère, une ambiance, et d'y plonger le lecteur. Il s'agit en particulier de lui transmettre l'impression d'étrangeté et de malaise que lui inspire le monde contemporain. Dans une interview, il explique : "J'ai toujours eu cette sensation de quelqu'un… qui ne serait pas exactement chez lui… qui serait conscient de beaucoup de choses mais qui ne serait vraiment sûr de rien."[réf. nécessaire]
 
Pour rendre ce sentiment d'instabilité, Morrison emploie souvent une structure poétique qui consiste à jouer sur l'ambiguïté d'un mot et à ne fixer clairement son sens que dans un vers ultérieur du poème. Le verbe "to leave" (qui signifie à la fois "partir" et "laisser") permet par exemple, dans un poème de Wilderness (premier vers : In the gloom), de jouer de la sorte : "The wino left a little in/the old blue desert/bottle". La lecture des deux premiers vers donnerait l'impression que "left" signifie "partir" (agrémenté de l'adverbe "a little", il signifierait plus précisément "s'éloigner") et "desert" paraît employé comme nom commun. Une première traduction donnerait ainsi : "Le poivrot s'éloigna un peu dans/le vieux désert bleu/bouteille" ; mais le dernier vers, réduit à un seul mot, "bottle", invite à donner un tout autre sens à "left" et à prendre "desert" comme adjectif, d'où une autre traduction : "Le poivrot laissa un fond dans/la vieille bleue désertique/bouteille".
 
 
L’implication du lecteur